La
loi du 23 février 2005 doit être abrogée !
Le combat continue, mais quel combat ?
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Depuis
le printemps 2005, les milieux des historiens et des enseignants d'histoire
ont été agités par la bataille contre la loi du
23 février 2005. Si la condamnation de cette loi est unanime,
celle-ci a pris la forme d'une multiplicité d'appels et de pétitions,
se démarquant les uns des autres.
Lancée le 13 décembre 2005, la pétition intitulé
" Liberté pour l'histoire " - qui, en peu de temps,
a été très largement signée parmi les historiens
- a relancé un débat, latent mais de fait évacué,
quant à la " nature du combat " mené contre
la loi " portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale
en faveur des Français rapatriés. " En inscrivant
leur demande - bien tardive - d'abrogation de certains articles de la
loi du 23 février dans la perspective d'une abrogation élargie
à tous les articles des lois dites " mémorielles
" qui violent, selon eux, les principes de la " liberté
de l'histoire " telle qu'ils la définissent, et en faisant
figurer la loi Gayssot dans ce lot, les pétitionnaires ont invité
l'ensemble des participants au débat à clarifier leurs
" raisons ". En contribuant à porter sur la place publique
le sort d'Olivier Petré-Grenouilleau , ils ont aussi invité
à la comparaison des différents dispositifs législatifs,
en particulier de la loi Taubira avec la loi du 23 février.
Il
faut poursuivre le combat pour l'abrogation de la loi du 23 février
2005.
La persévérance dans la mobilisation initiée par
Claude Liauzu (Pétition du 25 mars 2005) et organisée
dans le cadre de la Ligue des droits de l'homme, le rôle de relais
- malgré les différences de sensibilité - de toutes
les pétitions et autres prises de positions ont porté
leurs premiers fruits : le Conseil constitutionnel a déclassé
l'article 4 de la loi du 23 février en raison du " caractère
réglementaire de cet article ne nécessitant pas le passage
par la loi. "
En fait, le déclassement de cet article ne change pas fondamentalement
la donne. La loi prévoit toujours la création " d'une
fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie, des
combats du Maroc et de Tunisie
avec le concours de l'Etat "
(article 3) dont la nature reste plus que problématique .
Motivée par le souci de réparation d'une injustice (indemniser
notamment les harkis en reconnaissance de leur engagement et de leur
souffrance), cette loi sert de prétexte à des formes de
réparations révisionnistes " en faveur d'anciens
criminels de guerre, condamnés comme tels ", pour reprendre
les termes de Sophie Ernst, en l'occurrence d'anciens activistes de
l'O.A.S. " L'amnistie s'impose souvent comme une mesure de sagesse
et de paix, le versement d'indemnités et de réparations
à des coupables est une autre affaire qui contrevient au sens
commun de la justice. " [Ernst, 2006] Tel
est le paradoxe inhérent à cette demande de reconnaissance
des victimes qui, dans le cas des anciens supplétifs, se traduit
en demande de reconnaissance de leur mémoire de combattants.
Indemniser des victimes est une chose, rendre hommage à des engagements
très largement considérés comme discutables en
est une autre. Et en ce sens, il est assez pertinent de considérer
que les débats autour de cette loi du 23 février rejouent
pour partie une guerre dans le champ historique et, comme la loi le
permet, également sur le terrain judiciaire.
Retour
sur le contexte.
Le combat pour l'abrogation, toutefois, ne prend pas uniquement ni d'abord
sens sur le terrain de la lutte à mener contre une droite revancharde
défendant les intérêts de groupes considérés
avant tout comme des clientèles . La comparaison de la loi du
23 février et de la loi Taubira a souligné une communauté
de dispositif (définition d'un délit, création
d'une institution de mémoire, possibilité pour les associations
de se porter partie civile en justice) suggérant d'envisager
différemment le contexte.
Ainsi, l'article 2 de la loi Taubira ne diffère-t-il pas sensiblement
de l'article 4 de la loi du 23 février 2005. Dans le même
esprit, les recommandations faites par le Comité pour la Mémoire
de l'Esclavage (CPME, institué par la loi Taubira) dans son rapport
font écho aux arguments développés par les partisans
de la loi du 23 février. L'histoire et son enseignement y sont,
de ce fait, mis au service de la réparation morale et de la mémoire
de certains groupes.
La pression actuelle sur l'enseignement est d'autant plus préoccupante
que, depuis 1990, une instance indépendante, placée directement
auprès du ministre de l'Education nationale, le Conseil National
des Programmes, élabore les programmes par l'intermédiaire
de groupes d'experts pour les programmes scolaires [Décret du
23 février 1990 ; article 6 de la loi du 10 juillet 1989]. Conçue
à l'origine pour réduire l'influence des " lobbies
" disciplinaires, et dépossédant par la même
occasion l'inspection de son rôle de représentant des enseignants,
cette procédure a renforcé le caractère bureaucratique
et opaque de leur élaboration : la nomination des groupes d'experts
échappe ainsi à toute procédure démocratique
et relève de choix arbitraires. C'est notamment sous l'égide
du CNP que les programmes d'histoire et de géographique ont été
largement refondus, marginalisant l'histoire économique et sociale
au profit de l'histoire politique et culturelle dominante, réduite
le plus souvent à une vision patrimoniale .
Les questions de l'esclavage, du colonialisme ou de l'immigration, si
elles ont pu être négligées, sont aujourd'hui bien
présentes dans les programmes du secondaire : en histoire, en
géographie et en ECJS (Education civique, juridique et sociale
; l'ancienne " Instruction civique "), elles permettent aux
enseignants de multiples approches. Nulle occultation donc, des approches
parfois partielles, mais un travail constant d'adaptation qui devrait
être réinvesti par la profession et par l'institution Education
nationale. L'important est que des questions ailleurs abordées
sous un angle mémoriel ou identitaire le sont ici sous un angle
historique : les enseignants étant attachés à fournir
aux élèves des clefs de compréhension de la société
française et du monde contemporain.
Politique
de mémoire et logique victimaire.
L'enjeu des programmes scolaires (davantage sans doute que celui de
la recherche) permet de préciser la nature du contexte dans lequel
s'inscrit la mobilisation pour l'abrogation de la loi du 23 février
2005.
Il a été identifié et bien analysé par Jean-Michel
Chaumont sous l'expression de " concurrence des victimes "
: une concurrence qui conduit les porteurs de mémoire à
relativiser ou à contester le statut de victimes de groupes ou
associations perçues comme rivales ou dont la reconnaissance
est déjà établie [Chaumont,
1997].
Il est probable que la loi Gayssot a pu être en France un cristallisateur
de cette compétition. En définissant un nouveau délit
(le négationnisme de crime contre l'humanité) et en prévoyant
d'autoriser les associations de défense des Résistants
et des déportés à se porter partie civile, elle
a défini un modèle que des " groupes " et "
associations porteuses de mémoires " - celles de Noirs très
récemment, après celles d'Arméniens ou d'Antillais-
ont reproduit avec plus ou moins de succès. Ainsi, la loi française
reconnaît comme génocide le génocide arménien,
mais ne satisfait pas la demande des associations arméniennes
de pouvoir se porter partie civile - malgré les tentatives récentes
du député Pemezec ou du groupe socialiste à l'Assemblée
nationale. La loi Taubira a prévu en revanche cette possibilité
pour les associations en charge " défendre la mémoire
des esclaves et l'honneur de leurs descendants ".
La logique victimaire constitue en somme une stratégie efficace
qui ne se réduit d'ailleurs pas aux seuls groupes porteurs de
mémoires comme en atteste notamment la loi du 30 décembre
2004 (loi portant création de la haute autorité de lutte
contre les discriminations et pour l'égalité) : elle est
également suivie par les défenseurs de " populations
" ou " groupes " se définissant comme " discriminés
" . Tout se passe suivant une démarche commune consistant
à obtenir la reconnaissance d'un statut finalement envié
de victimes donnant droit à compensation.
Si la reconnaissance et la protection devant la Nation des " victimes
" (ou de leur mémoire) traduisent à certains égards
une sensibilité nouvelle et peut être perçue comme
une avancée ou un " progrès " de la réflexion
morale et juridique, les modalités mêmes de cette reconnaissance
posent problème. Deux travers au moins nous semblent devoir être
dénoncés :
Le premier est admirablement pointé par Sophie Ernst : "
Il est assez vain de fustiger le " victimisme " ou l'obsession
mémorielle, sans prendre en compte aussi les forces et les raisons
puissantes qui poussent un peu partout dans le monde, à ces revendications.
Elles sont d'autant plus vindicatives qu'elles sortent à peine
de l'impuissance et que toute limitation leur semble volonté
de les renvoyer à leur impuissance. Les nations ne savaient commémorer
que leurs victoires et parler de leur gloire, nous sommes désormais,
en tant que démocraties réglées sur les droits
de l'homme, sommés de faire des commémorations négatives
et de dire également nos fautes et nos hontes. [
] Le nous
de " nos fautes " concerne le collectif abstrait de la Nation,
de la République, qui inclut tous les membres, y compris les
membres qui concrètement ont été victimes - l'incompréhension
de ce réquisit mène immanquablement à quelques
polémiques mal posées, car c'est seulement à cette
condition qu'une reconnaissance officielle peut avoir un sens civique
de dépassement des conflits et d'apaisement - ce n'est pas une
repentance des uns à l'égard des autres. " [Ernst,
2006]
Le second tient aux modalités mêmes des dispositifs législatifs
retenus. Les associations ne se voient autorisées à se
porter partie civile que de manière dérogatoire et uniquement
parce qu'elles peuvent se prévaloir d'un lien direct avec le
fait contraventionnel, délictueux ou criminel. Dès lors,
dans le cas des lois mémorielles particulièrement, les
associations d'intérêts communautaires disposent d'un privilège
d'action en justice par rapport à toutes autres personnes morales.
Et, dans une certaine mesure, cette dérogation peut favoriser
la paresse (ou le défaussement) de l'Etat qui a la charge (et
le monopole sauf dérogation) du respect de la " reconnaissance
des victimes " et de la sanction des " nouveaux " délits
qu'il définit dans les lois dites " mémorielles "
.
Ainsi, outre l'abrogation de la loi du 23 février 2005, il est
important:
1/ d'obtenir le déclassement de l'article 2 de la loi Taubira
suivant la même procédure que ce qui a été
gagné par l'article 4 de la loi du 23 février 2005 ;
2/ d'engager un large débat public pour poser la question de
la justification de la dérogation d'action publique concédée
aux associations dans le cas des lois mémorielles ; l'article
48 de la loi de juillet 1881 devrait pouvoir être regroupé
en un seul alinéa pour ce qui concerne les lois mémorielles
en supprimant la dérogation accordée aux associations
;
3/ d'ouvrir enfin, comme nous allons nous en expliquer à présent,
un débat à la fois public et épistémologique
autour de la question de la justice et du thème des discriminations.
Des inégalités aux discriminations, un
déplacement qui mériterait d'être discuté
.
Une ligne de clivage - non explicitée dans le débat sur
les lois mémorielles et qui doit l'être pour que puisse
s'engager une discussion nécessaire - traverse la communauté
historienne et les sciences sociales aujourd'hui et marque les positionnements
différentiels envers les lois mémorielles : cette ligne
tourne autour de la notion de discrimination et de ses usages (scientifiques
et politiques).
Depuis une dizaine d'année cette notion s'est imposée
dans le champ scientifique et politique avec la force d'une évidence.
Elle a envahi les médias comme les discours politiques, syndicaux
et associatifs sans qu'elle ne soit véritablement débattue.
Sa force tient d'abord à l'évidence qu'elle désigne
et à sa capacité à se référencer
à l'expérience commune : dénoncer et sanctionner
des pratiques, des propos ou des comportements discriminatoires. Mais
à côté de ce sens commun, cette notion s'articule
à une conception de la société et de la question
des minorités. En effet, la notion construite récemment
et en grande partie importée des Etats-Unis et du Canada, repose
sur l'existence supposée de discriminations systémiques.
Les élaborations successives de cette notion et sa circulation
entre les milieux politiques, administratifs et scientifiques méritent
un détour.
La notion de " discrimination positive " recouvre en fait
trois types de politiques [nous suivons la typologie
proposée par Gwenaële Calvès dans Alternatives
économiques, n°232, juin 2005] La première
se veut une politique de rattrapage entre groupes inégaux. Elle
s'est incarnée dans la politique d'affirmative action lancée
aux Etats-Unis dans les années 1960, à l'époque
conjointement aux politiques sociales de lutte contre les inégalités
. Elle consiste à aménager, au bénéfice
des groupes traditionnellement opprimés, un accès préférentiel
à certaines ressources (emploi, capitaux, enseignement supérieur).
Elle vise des groupes d'appartenance définis par le critère
qui avait permis de maintenir ces groupes dans une position subalterne
(la race, la caste, le sexe, l'ethnie, la tribu...). A partir des années
1970, une seconde définition émerge, celle d'une politique
contre-discriminatoire. Elle s'appuie sur la notion de discrimination
indirecte ou de discrimination systémique. Il ne s'agit plus
de mettre en place des dispositifs dérogatoires et provisoires,
destinées à corriger des inégalités mais
des dispositifs permanents et statistiquement établis. Les usages
des statistiques sont fondamentaux dans cette perspective puisque ce
sont elles qui fournissent les arguments de la preuve de discrimination.
Enfin, depuis les années 1990, la discrimination positive est
de plus en plus conçue comme une politique de diversité.
Il ne s'agit plus d'une politique compensatoire mais de politiques visant
à restaurer la " diversité " ou une " représentation
équitable " des différents groupes qui composent
la population d'un pays. D'abord élaboré aux Etats-Unis,
ce thème a été relayé dans un premier temps
par le Conseil de l'Europe, puis développé dans le cadre
de l'Union européenne. La lutte contre les discriminations a
ainsi été intégrée à la liste des
compétences communautaires par le traité d'Amsterdam .
La multiplication des revendications identitaires s'articule souvent
à cette notion de discrimination positive que des chercheurs
sont tentés aujourd'hui d'investir comme une " dernière
chance " ou un " dernier espoir " au nom de l'échec
des politiques sociales de lutte contre les inégalités.
Cette double polarisation (sur les groupes minoritaires comme groupes
discriminés ou comme victimes de discrimination) nous semble
oblitérer d'autres facteurs sociaux qui permettraient de penser
ensemble les discriminations et les mutations récentes des sociétés
européennes. Tel est le cas notamment des discriminations au
travail : leur analyse ne peut pas faire l'économie d'une prise
en compte de la situation du monde du travail dans son ensemble, des
tensions sur les marchés du travail, des nouvelles formes de
leur organisation. De même, les remises en cause répétées
de la protection sociale et du droit du travail contribuent-elles à
une accentuation des discriminations .
Il
est tout à fait légitime et utile de construire des histoires
des minorités et des discriminations. Ces histoires aux côtés
des plus faibles s'inscrivent pleinement dans la perspective du projet
d'histoire sociale qui est la notre [voir l'ouverture de cette rubrique].
Mais, l'alternative - parfois proposée à demi mots - consistant
à renoncer à l'affiliation sociale au profit d'une affiliation
identitaire - nous apparaît être l'expression d'un renoncement
scientifique et politique. S'alimentant de la crise des formes d'identification
et d'engagement progressistes, celui-ci ne peut que contribuer à
l'exacerbation du communautarisme et à la crispation nationaliste,
chauvine et xénophobe.
Bibliographie :
Nous renvoyons le lecteur aux sites de Clionautes
qui présente l'ensemble des textes, appels et pétitions
(http://clioweb.free.fr/dossiers/colonisation/petitions.htm)
; celui de la section de Toulon de la Ligue des droits de l'homme (http://www.ldh-toulon.net)
; celui enfin du CRDP de Reims, qui présente chronologiquement
l'ensemble des lois, pétitions et appels, dans un dossier intitulé
" La judiciarisation du passé et les lois " mémorielles
" (http://www.crdp-reims.fr/memoire/enseigner/memoire_histoire/menu.htm).
Tous les textes que nous citons renvoient à ces sites sauf précisions
contraires.
Chaumont
(Jean-Michel), 2000, " Du culte du héros à la concurrence
des victimes ", Criminologie - texte lisible également sur
le site de l'observatoire des communautarismes ;
Chaumont (Jean-Michel), 1997, La concurrence des victimes. Génocides,
identité, reconnaissance, Paris, La Découverte ;
Ernst (Sophie), 2006, " Le fait colonial, les lois de mémoire
et l'enseignement ", La colonisation, la loi et l'histoire,
éd. Syllepse - texte consultable sur le site de la section de
Toulon de la Ligue des droits de l'homme ;
Renahy (Nicolas), 2005, Les gars du coin, La Découverte
;
Thenault (Sylvie), 2006, "
Le fait colonial, les lois de mémoire et l'enseignement ",
La colonisation, la loi et l'histoire, éd. Syllepse -
texte consultable sur le site de la section de Toulon de la Ligue des
droits de l'homme
;
Thermes (Julie), 1999, Essor et déclin de l'affirmative action,
CNRS Editions ;
Viprey (Monna), 2005, " La politique d'affirmative action ",
Chronique internationale de l'IRES, n° 93, mars, p. 30-38.
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