[Une revue scientifique, un projet nécessairement collectif]


Portée par un groupe de chercheurs européens, non professionnalisés et organisés en association loi de 1901 (le Groupe d'histoire sociale), Histoire & Sociétés est née d'une ambition scientifique et d'un engagement : promouvoir et revaloriser une " histoire sociale-projet "(1) - relativement disparue de l'offre éditoriale existante - auprès du plus large public sans renoncer aux exigences et aux normes de la production scientifique universitaire et constituer, autour d'une revue, un groupe de recherche non institutionnel engagé dans de nouveaux " combats pour l'histoire ".
L'attitude de l'instution, les ressources financières et les difficultés pour les chercheurs du comité de rédaction de s'inscrire dans une dynamique collective ont entraîné l'arrêt de sa publication.

Un nouveau modèle de revue scientifique

Que signifie l'engagement dans un projet éditorial scientifique ? Les termes de la question semblent contradictoires, la notion d'engagement
(2) se trouvant en permanence en tension avec celle de projet scientifique.
Ce projet a pris forme et a été finalisé aux lendemains du mouvement social de décembre 1995, en France, en écho à l'actualité de la question du temps de travail, question qui, paradoxalement, ne suscitait aucune réaction de la part des historiens du social. Certes, les universités européennes, profondément marquées par la crise des épistémologies et des historiographies d'inspiration marxiste, n'étaient toujours pas en mesure de donner le jour à un tel projet. Pourtant celui-ci n'était pas sans liens avec les laboratoires de recherche de certaines d'entre elles (3) et il répondait clairement à une demande très forte, celle d'un nouvel espace éditorial destiné à rendre compte d'une recherche en histoire sociale en plein renouveau mais manquant cruellement de lisibilité.
Ce contexte, à la fois difficile et favorable, explique la réception ambiguë du projet par les cadres institutionnels de la recherche, en particulier lorsque la revue se heurta à des difficultés financières, dans un contexte général de diminution des crédits alloués à la recherche institutionnelle en sciences humaines. Pourtant les difficultés provinrent aussi des modalités de socialisation et de cooptation des chercheurs au sein de l'institution elle-même.

La fin de la revue spécialisée (4)

L'ambition éditoriale et scientifique initiale - publier une revue - s'est traduite par une réflexion sur la forme à adopter dans le champ particulièrement sinistré des revues scientifiques, et sur la manière d'intéresser un lectorat qui puisse justifier (et éventuellement permettre de financer) ce projet collectif.
Histoire & Sociétés devait compter avec le fait que les chercheurs, s'ils lisent les revues, ne s'y abonnent pas (ou plus), fait aggravé par le développement des abonnements électroniques institutionnels et groupés.
Dans ce contexte, Histoire & Sociétés a tenté de forger un modèle éditorial original : celui d'une revue scientifique, mais non spécialiste, reposant sur une dynamique collective de production éditoriale. La rédaction s'attachait ainsi à produire des synthèses, à favoriser les échanges entre spécialités et à permettre ainsi d'en finir avec la relative stérilité d'une excessive spécialisation. C'est dans cet esprit que la structure éditoriale de la revue a été élaborée.
L'engagement revêtait plusieurs dimensions : participation active au comité de rédaction et aux activités éditoriales - conception et pilotage des dossiers, des rubriques, rédaction de textes : éditoriaux, ouvertures de rubriques -, production de la revue en totalité y compris pour l'iconographie, traductions, recherche de publicités et de financements, promotion de la revue - salons, partenariats, par exemple production de cycles de conférences pour un éditeur scolaire, journées d'études pour la MGEN. Toutes ces tâches, parfois très lourdes, incombaient à dix ou vingt personnes au degré d'implication variable.
D'un point de vue thématique et méthodologique, plusieurs choix ont été faits en faveur :
- d'une démarche résolument comparatiste européenne,
- d'une approche transdisciplinaire (dans un dialogue plus spécifique avec la sociologie),
- des thématiques " travail " et " groupes sociaux ",
- d'une large utilisation de l'iconographie et de l'analyse des images.
Pour concilier exigences de qualité et lisibilité par un large public, la taille des contributions a été limitée a 30 000 signes, les notes ont été allégées au maximum et les références bibliographiques ont été renvoyées en fin d'articles.
D'un certain point de vue, le pari a été gagné. Nous avons conquis un lectorat important et Histoire & Sociétés a été très bien classée, en 2007, dans l'évaluation des revues établie pour la Fondation européenne pour la science (5).

Le milieu universitaire entre dénigrement et empathie

Ces choix nous furent pourtant reprochés ! Ainsi Histoire & Sociétés fit-elle très tôt l'objet d'une entreprise de dévalorisation qui s'exprima, par exemple, dans le rapport de la commission 33, lors de notre deuxième demande de subvention au titre de l'aide aux périodiques du CNRS. Nos choix furent critiqués comme étant non scientifiques et la revue fut accusée de n'être qu'un magazine de vulgarisation, ce qui aurait expliqué le choix de notre éditeur (la coopérative de presse Alternatives économiques, spécialisée dans la vulgarisation scientifique) (6).
Si ce dénigrement ne résume pas à lui seul l'attitude de l'institution à l'égard de notre projet, il contribua à le maintenir dans une position d'extériorité par rapport à l'Université. Malgré cela (ou grâce à cela !), de nombreuses collaborations, variées, eurent lieu : contributions éditoriales, co-organisations de journées d'études, voire définition de projets communs de recherche. Pourtant aucun de ces projets communs n'intégrait notre revue et sa rédaction dans les programmes de recherches propres des différentes institutions partenaires. Histoire & Sociétés était même paradoxalement devenue un espace éditorial d'autant plus attrayant que la revue ne s'inscrivait dans aucune logique " clanique " de valorisation d'une institution spécifique.
Ainsi le milieu des universitaires et des chercheurs a voulu voir dans notre projet, souvent avec une réelle empathie, une entreprise générationnelle (de " jeunes chercheurs "). C'était ignorer la logique de projet qui rassemblait des chercheurs de toute génération confronté à la même précarité et aspirant à faire de la recherche leur profession.

Financer une revue scientifique : une question de ressources humaines en premier lieu.

Histoire & Sociétés n'aurait sans doute pas pu voir le jour - et pendant quelques années fonctionner- sans le soutien indirect et involontaire du CNRS. Née au moment où le service d'aide aux périodiques du CNRS se refusait à soutenir toute nouvelle publication (7), Histoire et Sociétés n'a pu être publiée que parce que trois de ses cinq secrétaires de rédaction successifs ont bénéficié d'un détachement au CNRS, pour mener des recherches doctorales ou post-doctorales. Or la charge de secrétaire de rédaction, sur laquelle reposaient en outre de lourdes tâches administratives et associatives, nécessitait une grande disponibilité (8).
Publiée par un éditeur ignorant les réalités du marché de la revue scientifique et refusant de développer un titre sur lequel il n'avait que peu de prise, Histoire & Sociétés vécut, en termes d'abonnements, sur le succès de la campagne de lancement qui lui avait permis d'avoir plus de 1000 abonnés (9). Par une convention de partenariat, le Groupe d'histoire sociale s'engageait auprès de cet éditeur à équilibrer les frais de fabrication.
Entre 2002 et 2007 inclus, les recettes totales dégagées par la revue ont tourné autour de 285 000 euros. Or, près de 110 000 euros (40 %) ont été apporté par le Groupe d'histoire sociale sous différentes formes : subvention à l'édition, subvention du CNL, abonnements groupés de partenaires réguliers comme la MGEN, vente en masse de certains numéros soutenus par des partenaires plus ponctuels comme la MiRe (ministère du Travail), voire vente d'espaces publicitaires. Ces chiffres ne traduisent qu'imparfaitement l'ampleur du travail nécessité par la recherche de financement.
Le projet n'était donc pas viable sans un haut niveau de subvention, et sans un important travail de recherche d'aides, travail mené par ceux-là mêmes qui concevaient, éditaient et publiaient la revue. Des projets de recherche, parfois très lourds à préparer, intégrant Histoire & Sociétés à la fois comme acteur collectif de la recherche et comme débouché éditorial, ont été déposés en vain par les membres de la rédaction (10). D'autres initiatives visaient plus simplement à trouver des financements pour les réunions d'une rédaction véritablement européenne et pour les voyages de certains de ses membres (11).
En termes de subventions directes, c'est-à-dire sans contrepartie, seuls la région Île-de-France - grâce au dispositif " emploi tremplin " qui a permis de recruter un maquettiste -, le CNL et, dans une mesure relative, la MGEN nous ont apporté leur soutien (12).
Ces différentes contraintes pesant sur chacun des membres de la rédaction impliquaient un engagement et une mobilisation intenses des chercheurs. Cela s'est traduit également par une rotation importante des membres de la rédaction !

L'identité de chercheur ou un autre regard sur la crise du statut d'enseignant chercheur.

Les chercheurs qui ont fondé Histoire & Sociétés avaient en commun une relative précarité dans leur activité de recherche, la plupart étant étudiants ou enseignants dans le Secondaire. La rédaction de la revue a permis l'institutionnalisation dans l'Université ou la Recherche de bon nombre de ses membres et plus particulièrement de certains qui l'avaient rejointe après son lancement (13). D'autres, non moins talentueux, sont restés en dehors de ce processus de professionnalisation ou ont continué à mener leur recherche de manière précaire (14).
Or, à deux exceptions près, la totalité des chercheurs, une fois institutionnalisés, n'ont plus eu de temps à consacrer à la rédaction d'Histoire & Sociétés, la plupart d'entre eux quittant alors la rédaction : paradoxalement l'engagement a été inversement proportionnel à l'institutionnalisation !
Nous avons ainsi pu prendre la mesure des effets indirects du poids grandissant des tâches administratives et charges d'enseignement pesant sur les maîtres de conférence. En outre nous avons dû compter avec le mode dominant de socialisation des chercheurs - l'intervention individuelle et spécialisée - et le refus, parfois explicite, le plus souvent implicite et non verbalisé, de s'inscrire dans une dynamique collective trop prenante.
Les exemples sont nombreux de cette réticence à s'engager au-delà du seul terrain de la spécialité. Les difficultés de fonctionnement les plus emblématiques furent les suivantes :
- la difficulté à faire vivre au sein de la rédaction une pratique de lecture collective critique acceptant, par principe, la possibilité de refuser un article ne répondant pas au projet éditorial ;
- la difficulté à élaborer des textes collectifs, au-delà d'espaces très réduits comme les éditoriaux ;
- l'oubli, finalement, par les membres de la rédaction du sens du projet initial et les débats sans issue qui survinrent lorsque, au bout de cinq ans de publication, l'heure d'un premier bilan arriva (15).


En conséquence, la " réussite " de la revue, qui a servi de faire valoir à un nombre important de ses participants, et sa reconnaissance dans le milieu des universitaires et des chercheurs a hypothéqué l'ambition initiale de création d'un collectif. Histoire & Société a perduré comme un espace éditorial reconnu permettant de favoriser l'émergence de nouveaux chercheur ou de chercheurs en voie de cooptation. Paradoxalement, cette évolution d'Histoire & Sociétés fragilise la pérennité de cette aventure éditoriale, en raison de la perte de substance constatée et de la lourdeur du nouvel apprentissage qu'entraîne le renouvellement constant de ses membres actifs.

Alors, échec ou succès du projet porté par le Groupe d'histoire sociale ? Si le critère pour répondre à cette question est la pérennisation de la revue Histoire & Sociétés et le développement d'une alternative éditoriale dans le cercle des revues, alors c'est un échec. Si, en revanche, c'est la reconnaissance de la nécessité, désormais incontournable, de redonner sa place à la recherche en histoire sociale et de faire exister, dans ce champ, une pensée collective agissante, alors l'avenir est ouvert.

Notes:
1) Sur cette histoire sociale-projet, selon laquelle toute conception épistémologique est articulée à une conception idéologique, voir Crossick (Geoffrey), " Qu'est-ce que l'histoire sociale ? ", in Y. Michaud (éd), Université de tous les savoirs, vol. 3, Qu'est-ce que la société ?, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 300-309, et " Pratiques de l'histoire ", Histoire & Sociétés, n° 21, mars 2007, p. 87-101.
2) Notion qui, dans le champ de la recherche également, recouvre les deux acceptions de travail bénévole et de prise de parti.
3) Particulièrement, le CHS, Centre d'histoire sociale du XXe siècle, UMR CNRS 8058, Université Paris I ; l'IDHE, Institutions et dynamiques historiques de l'économie, IDHE UMR CNRS 8533, Université Paris X Nanterre, ou encore les départements " Sciences de l'éducation " et " Histoire " de l'université de Florence (Italie).
4) L'évolution des dispositifs d'aide aux revues (notamment au CNRS, mais aussi au Centre national du livre), montre clairement que la revue scientifique spécialisée est, sur support papier, condamnée à disparaître. Sur cette question, voir le rapport de mission pour le CNL de Sophie Barluet, " Les revues françaises aujourd'hui : entre désir et dérives, une identité à retrouver " :
http://www.centrenationaldulivre.fr/IMG/pdf/Les_revues_francaises_aujourd_hui.pdf
5) La Fondation européenne pour la science, en lien avec un programme de l'Union européenne, a réalisé un classement des revues dans le domaine des " humanités " et notamment en histoire. Voir :
http://www.esf.org/research-areas/humanities/activities/research-infrastructures/faq-sheet/scope-initial-lists.html#c13190.
6) Et ce alors même que nous fonctionnions avec un comité de lecture et respections les règles classiques de validation ou de rejet des articles soumis à la rédaction ! En vérité, il convient de reconnaître que la commission 31 nous apporta un soutien constructif et critique mais sans réserve, soutien que nos collègues d'histoire nous ont refusé.
7) Dès la première année de publication (en septembre 2002), nous avions demandé une subvention au titre de l'aide aux périodiques. Les rapports d'évaluation des commissions 33 et 31 ont alors été très favorables, en vain.
8) L'une des deux autres secrétaires a pu accomplir sa tâche alors qu'elle se trouvait en congé de maternité.
9) Histoire &Sociétés comptait, à l'exception de la première année, autour de 700 abonnés réguliers, mais il lui en fallait 3 000 pour parvenir à un équilibre financier !
10) Tel à été le cas d'une ACI Jeunes chercheurs autour de l'histoire du travail dans la perspective alors à venir du Centenaire du ministère du Travail (2003 pour 2006) ou encore du dispositif PICRI proposé par la région Île-de-France autour de questions voisines (2005).
11) Ainsi nous avons pu effectivement participer à un travail de vulgarisation (dans le cadre de conférences organisées pour un éditeur scolaire ou pour les " Rendez vous de l'Histoire " à Blois) permettant aux membres de la rédaction-intervenants de voir leurs frais de transports et d'hébergement pris en charge !
12) La MGEN est, depuis la création de la revue, notre principal soutien financier. Mais, en échange de ce soutien, nous organisons pour elle, chaque année depuis 2002, les Rencontres européennes de la MGEN, carrefour entre acteurs de l'économie sociale et chercheurs européens autour des questions de la santé en Europe. Nous publions également les actes de ces Rencontres.
13) Sur la quarantaine de chercheurs ayant été membres de la rédaction depuis sa création, seize se sont institutionnalisés, principalement en France comme maîtres de conférence ou chercheurs au CNRS. Seuls deux chercheurs ont rejoint un temps la rédaction en étant déjà institutionnalisés.
14) La recherche à contrat (comme la nomment les Italiens de notre rédaction) existe aussi en France, mais elle y est davantage dénigrée (peut-être plus encore histoire qu'en sociologie).
15) Voir en particulier Histoire & Sociétés, numéro 20.


 

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