[Jean-Pierre Vernant historien, l'homme et le maître]

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Jean-Pierre Vernant est décédé le 9 février dernier, à Sèvres, en région parisienne, à l'âge de 93 ans. Comme bien d'autres, depuis trois mois, nous nous tournons vers les livres de celui qui concluait ainsi sa dernière préface comme pour s'excuser d'avoir, une nouvelle fois, pris la plume : " Il est un temps pour parler, pour écrire, et un temps pour se taire. " [Vernant, 2004, p. 13]
Nous nous tournons vers ses livres, certains d'y retrouver au fil des pages ce sentiment de grande clarté et de richesse profonde qui a toujours accompagné la lecture de ses études sur cet objet qu'il appelait " l'homme grec ", mêlé aux fortes émotions provoquées par les pages où il proposait à son lecteur, parfois implicitement, parfois de la manière la plus directe, des prolongements, des comparatismes qui venaient nous rappeler qu'il n'a jamais été historien que parce qu'il avait, fichée au cœur de sa démarche, la préoccupation de l'homme, des hommes, et de l'avenir de leur vie en société. Jean-Pierre Vernant qui disait, à l'occasion, avec une fausse désinvolture, " dans la recherche, j'ai fait mon boulot. J'ai écrit mes bouquins " (1), n'a écrit que des livres nécessaires.
Nous nous sommes aussi tournés vers ses amis et collègues pour leur demander d'évoquer, pour les lecteurs d'Histoire et Sociétés, quelques aspects de la vie et l'œuvre de Jean-Pierre Vernant. Vernant qui a produit une œuvre personnelle immense était tout le contraire d'un savant isolé et lui qui ne cessait de rappeler tout ce qu'il devait à ses " maîtres ", Louis Gernet, Ignace Meyerson en particulier, a aussi été un chef d'école, un organisateur du travail et de la réflexion collectifs, un maître au sein du Centre Louis Gernet, Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, qu'il a fondé en 1964, une " collectivité scientifique qui n'est pas exactement dans la norme universitaire ", disait-il [Vernant, 1986, p. 47].


Le Centre Louis Gernet est en effet un lieu comme il y en a trop peu d'exemples dans la vie intellectuelle et universitaire " à la française ". Vernant, dans un discours de 1984, l'inscrivait pourtant " dans la ligne de ce qui a été dernièrement réalisé au CNRS : la réunion en un tout des sciences sociales et des sciences humaines, l'aménagement d'une série de passerelles entre secteurs différents, la création de structures horizontales recoupant tout le champ des différents savoirs pour les recentrer autour d'un même thème. " [id., p. 45]
Lorsqu'il évoque la vie du Centre Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant propose une réflexion sur l'organisation de la recherche, de la vie scientifique, prenant en compte sa dimension sociale et, implicitement peut-être, il suggère par là même quelques moyens pour aller contre certaines de ses pesanteurs spontanées. "
"Entre amis, tout est commun ", écrit Jean-Pierre Vernant. [Vernant, 1986, p. 17] Et c'est à partir de cette idée qu'il montre qu'il concevait son rôle au sein du Centre Louis Gernet : " J'étais le plus vieux, le fondateur du groupe ; beaucoup de ceux qui en faisaient partie avaient été mes élèves, mais je ne leur ai jamais rien imposé, je crois, parce que je les ai toujours considérés comme mes égaux. (…) L'égalité, en effet, est fondamentale dans l'amitié. Du moment qu'on est amis, même s'il y a désaccord ou rivalité, on est égaux. Pour un Grec, on ne peut avoir de l'amitié que pour quelqu'un qui est d'une certaine façon son semblable : un Grec envers un Grec, un citoyen envers un citoyen. La philia consiste à rendre un groupe homogène, à l'unifier. (…) Dire qu'entre amis tout est commun, cela signifie qu'il existe, comme dans la cité, un rapport particulier d'égalité en vertu duquel la vie privée elle-même, du moins dans beaucoup de ses composantes, est partagée avec les autres. " [id., p. 17-18]
Cette conception de la vie de groupe, de la vie intellectuelle comme de la vie sociale la plus large, Vernant ne cachait pas qu'elle lui avait été inspirée, pour une bonne part, par son expérience des groupements de Résistance, durant l'Occupation, mais elle lui venait aussi de sa longue participation à des entreprises militantes, depuis son engagement dans les Jeunesses communistes, vers 1932, jusqu'à son association à de multiples groupements tout au long de sa vie d'adulte (voir à ce sujet, dans le volume 22, de juin 2007, le texte écrit pour Histoire et Sociétés par Pierre Laborie et la longue citation d'un écrit de J.-P. Vernant dans le cahier central, p. 76-79, réflexion sur " quel type de groupe social formait un mouvement de Résistance ? " ; voir aussi l' " Appel à la jeunesse " qu'une quinzaine d'anciens Résistants dont Vernant, avaient rédigé en 2004, à l'occasion du 60e anniversaire du Programme du Conseil national de la Résistance, H&S n° 22, p 93).

Évoquant cette " équipe ", cette " espèce de famille ", la " pléiade de savants " que réunit le Centre Louis Gernet, Vernant en soulignait la vocation au travail collectif, pluridisciplinaire et comparatiste afin que " la Grèce (…) située à sa place dans une histoire humaine qui comporte bien des chemins, nous engage à réfléchir plus lucidement sur les implications et les enjeux de notre civilisation, qu'elle nous éclaire sur ce que nous sommes, comparés et confrontés aux autres. " [Vernant, 1986, p. 48]
Les textes que Claude Mossé et Raymond Descat ont écrits pour Histoire et Sociétés (n° 22, juin 2007), l'une sur la place de l'histoire sociale dans l'approche de l'histoire grecque par J.-P. Vernant, l'autre sur la notion de travail dans la société grecque, constituent deux exemples d'une telle approche. Vernant disait que sa recherche s'inscrivait " dans la ligne d'une psychologie historique dont Ignace Meyerson, en France, a jeté les fondements et qui se place sous le signe de Marx ". Il ajoutait qu'il avait ainsi voulu " comprendre comment un système (par exemple, une société, au sens où Marx parle d'un système de production, avec les sous-systèmes que sont la langue, la religion, les institutions, les divers types d'art et de science - tous liés et solidaires, mais relativement autonomes parce que obéissant à la logique qui leur est propre), comment un tel système naît, se développe, s'organise, vit, périclite, se défait et disparaît pour céder la place à un autre. Cette problématique, que j'ai tenté d'appliquer à la Grèce ancienne, se situe précisément à la jonction du marxisme et du structuralisme. L'antiquisant que je suis doit-il ajouter qu'à tout point de vue cette problématique lui semble d'une pleine actualité ? " [id., p. 55]

Vernant, qui a bien sûr étudié la conception que les Grecs avaient de la mémoire, à travers la divinité qu'ils appelaient Mnémosunè (Mnémosyne, la mère des Muses), a été partie prenante des questionnements au sujet des enjeux de mémoire dans lesquels ont été pris les historiens ces dernières années. Cette expérience l'a amené à souligner l'importance du " lieu d'où parle l'historien. Quand on le transporte sur les tréteaux d'un grand journal, ou d'un studio de télévision, il n'est plus où il se doit et c'est en lui un autre que l'historien qui prend la parole en son nom ". [Vernant, 2004, p. 54. Voir, à ce sujet, la discussion au sujet de la " pétition des historiens pour la liberté de l'histoire " que nous avons esquissée dans une livraison précédente d'Histoire et Sociétés, n° 20, septembre 2006, p. 124]
Vernant a notamment souligné " l'avènement à côté de la mémoire individuelle et de la mémoire des collectivités, qu'on peut appeler mémoire sociale, d'une mémoire propre aux historiens. " [Vernant, 2004, p. 131] Pour ceux-ci, disait-il, le travail de mémoire ne pouvait avoir d'autre fin que la vérité et l'étude par eux du passé ne devait être guidée que par le goût de la connaissance désintéressée. Ces réflexions ne sont pas sans rapport avec le fait que Vernant avait été mêlé aux débats provoqués par la parution d'un ouvrage pseudo-historique, inspiré de déclarations de Klaus Barbie, sur les conditions de l'arrestation de Jean Moulin et de plusieurs autres dirigeants de la Résistance, à Calluire, le 21 juin 1943. À cette occasion, ces trois mémoires avaient été au cœur des enjeux : celle des témoins encore vivants, dont Lucie et Raymond Aubrac, par ailleurs amis de Vernant depuis les années 1930 - mémoire individuelle ; celle représentée par l'image mythique des " héros " de la Résistance concernés - mémoire sociale ou collective ; et celle dont entendaient être porteurs quelques historiens, spécialistes de cette période - mémoire historienne.
C'est le travail et l'attitude des historiens que Vernant avait alors mis en cause, leur reprochant même d'avoir parfois la tentation de vouloir " briser les idoles " et, plus grave peut-être, de vouloir considérer l'histoire de la Résistance comme " leur affaire " et de " regarder de travers ceux qui prétendent, en dehors d'eux, par le récit de leur expérience personnelle, se faire en quelque sorte les porte-parole officiels de ce que la Résistance a été. " [Vernant, 2004, p. 187]

Vernant a, dans la même période, choisi de donner une leçon de méthode à tous, en particulier à ceux qui avaient " franchi la ligne jaune ", selon une expression d'Antoine Prost reprise par Vernant, en procédant à l'étude de vrai-faux documents ou de " faux authentiques " datant de l'Occupation et dont l'existence peut être interprétée à rebours d'une réalité que d'autres sources, en particulier des témoignages oraux, peuvent permettre de redécouvrir. [Vernant, 2004, p. 31-59]
" Vient toujours le moment où l'historien doit, pour comprendre, se mettre dans la peau de ceux pour qui la succession des événements n'a pas été de l'histoire mais le quotidien dramatique. On ne peut isoler l'événement de son contexte et des acteurs qui l'ont vécu. L'événement forme un bloc ", concluait-il.
Nous rapprocherons ce propos d'un autre, tenu sous l'Occupation précisément, par un autre maître, Henri-Irénée Marrou, dans un discours de rentrée de l'université de Lyon à l'automne 1942 prononcé en présence de toutes les autorités locales, et ce sera notre manière de rendre finalement hommage ici à la vie et l'œuvre de Jean-Pierre Vernant : " À nous, historiens, qui apprenons à connaître non seulement l'histoire faite, mais l'histoire en train de se faire, mais les hommes qui l'ont faite, à nous qui la revivons au moment où elle se fait, où ces hommes la créent dans la sueur et le sang, elle n'apparaît pas comme la récitation d'une pièce écrite d'avance. La pratique du travail historique développe le sens de cette saveur irremplaçable de l'événement, elle nous fait contemporains de l'acte en train d'être agi, et nous apprenons à cette école que l'événement avant de devenir un passé désormais ineffaçable, a été du futur pour les hommes d'action qui l'ont vécu, et un futur imprévisible. (...) Elle exalte notre volonté à ne pas accepter que l'histoire soit écrite avant que nous ayons éprouvé sur elle la force dont nous nous sentons animés. L'histoire nous apprend, par exemple, qu'il n'y a pas de défaite qui ne puisse être surmontée, si on refuse de s'y résigner ; qu'il n'y a pas de peuple qui puisse périr s'il refuse de s'abandonner ; qu'il n'y a pas de situation qu'on puisse appeler désespérée, pour qui a l'âme assez bien trempée pour se refuser au désespoir . " (2)


Bibliographie succincte :

Deux ouvrages en forme de retours sur un itinéraire :
Vernant (Jean-Pierre), 1996, Entre mythe et politique, Paris, Seuil.
Vernant (Jean-Pierre), 2004, La Traversée des frontières, Entre mythe et politique II, Paris, Seuil.

et ...

Vernant (Jean-Pierre), 1962, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF (Nlle éd. coll. Quadrige, 1990).
Vernant (Jean-Pierre), 1965, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, Maspero (Nlle éd. augm., La Découverte, 1985).
Vernant (Jean-Pierre) et Vidal-Naquet (Pierre), 1972, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero.
Vernant (Jean-Pierre), 1989, L'Individu, la Mort, l'Amour. Soi-même et l'autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard.
Vernant (Jean-Pierre), 1999, L'Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines, Paris, Seuil.

Notes :

1) Entretien de Jean-Pierre Vernant avec Jérôme-Alexandre Nielsberg, l'Humanité, 6 avril 2005.
2) Henri-Irénée Marrou, Discours à la séance de rentrée de l'université de Lyon, 5 novembre 942, extrait d'un imprimé conservé dans les archives de Pierre Biquard (Archives de l'EPCI, Paris), 11 pages. L'orateur s'adresse à "Monsieur le Préfet Régional, Éminence, Monsieur le Gouverneur Général, Monsieur le Recteur, Mesdames, Messieurs". Ce texte est plus largement cité dans Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 161.

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