Suzanne
Sontag est morte, le mardi 28 décembre 2004, à New
York. Elle avait 71 ans. Cette intellectuelle américaine,
essayiste et romancière, a occupé une place remarquable
dans nombre de débats intellectuels mais aussi dans nombre
de combats politiques de notre époque. Il est impossible
de les rappeler ici, même sous forme résumée.
Notre manière de rendre lui hommage sera de renvoyer nos
lecteurs à ses livres en leur proposant, ci-dessous, un extrait
des dernières pages de cet essai intitulé " Dans
la caverne de Planton " qui ouvre un de ses plus anciens ouvrages,
Sur la photographie (1973).
Susan
Sontag, Sur la photographie - I Dans la caverne de Platon
(extrait des dernières pages), Christian Bourgois éditeur,
1973.
Une
signification nouvelle a été donnée à
l'idée d'information par l'image photographique. La photo
est une mince tranche d'espace autant que de temps. Dans un monde
où règnent les images photographiques, toute limite
(" cadrage ") semble arbitraire. Tout peut être
séparé de tout, rendu discontinu : tout ce qu'il faut,
c'est cadrer le sujet différemment. (Inversement, tout peut
être rapproché de tout.) La photographie renforce une
conception nominaliste de la réalité sociale, qui
serait faite de petite unités en nombre apparemment infini,
de la même façon que le nombre de photos qui pourraient
être prises d'un objet quelconque est illimité. Par
l'intermédiaire des photographies, le monde se transforme
en une suite de particules libres, sans lien entre elles ; et l'histoire,
passée et présente, devient un ensemble d'anecdotes
et de faits divers. L'appareil photo atomise la réalité,
permet de la manipuler et l'opacifie. C'est une conception du monde
qui lui dénie l'interdépendance de ses éléments,
la continuité, mais qui confère à chacun de
ses moments le caractère d'un mystère. N'importe quelle
photographie est chargée de sens multiples ; en effet, voir
une chose sous la forme d'une photo, c'est se trouver en face d'un
objet de fascination potentielle. Au bout du compte, l'image photographique
nous lance un défi : " Voici la surface. A vous maintenant
d'appliquer votre réflexion, ou plutôt votre sensibilité,
votre intuition, à trouver ce qu'il y a au-delà, ce
que doit être la réalité, si c'est à
cela qu'elle ressemble. " Les photographies, qui ne peuvent
rien expliquer par elles-mêmes, sont d'inépuisables
incitations à déduire, à spéculer et
à fantasmer.
Implicite dans la photographie est l'idée que connaître
le monde, c'est l'accepter tel que la photographie le fixe. Mais
c'est là l'opposé de la compréhension, qui
commence précisément par le refus du monde tel qu'il
apparaît. Toute possibilité de comprendre s'enracine
dans la capacité de dire non. Rigoureusement parlant, on
ne comprend jamais rien à partir d'une photographie. Bien
entendu, les photos remplissent les vides de nos images mentales
du présent et du passé ; par exemple, les images où
Jacob Riis montre les bas-fonds sordides du New York des années
1880 mettent bien les choses au point pour ceux qui ne se rendent
pas compte à quel point la misère urbaine en Amérique
à la fin du XIXe siècle était dickensienne.
Néanmoins, la façon dont l'appareil photo rend la
réalité dissimule toujours plus qu'elle ne montre.
Comme le signale Brecht, une photo des usines Krupp ne révèle
pratiquement rien sur cette organisation. Contrairement à
la relation amoureuse, fondée sur l'apparence des choses,
la compréhension est fondée sur leur fonctionnement.
Et le fonctionnement a pour dimension le temps, qui est aussi la
dimension nécessaire de l'explication qu'on en donne. Seul
le mode narratif nous permet de comprendre.
La limite du savoir que la photographie peut donner du monde est
que, tout en pouvant aiguillonner la conscience, elle ne peut en
fin de compte jamais apporter aucune connaissance d'ordre éthique
ou politique. Le savoir tiré des photographies sera toujours
une certaine forme de sentimentalisme, qu'il soit cynique ou humaniste.
Ce sera un savoir au rabais : une apparence de savoir, une apparence
de vérité ; de la même façon que l'activité
photographique est une apparence d'appropriation, une apparence
de viol. Le mutisme même de ce qui est hypothétiquement
intelligible dans les photographies est ce qui les rend séduisantes,
provocantes. Leur omniprésence exerce une influence incalculable
sur notre sensibilité morale. En introduisant dans ce monde
déjà encombré son double iconique, la photographie
nous donne le sentiment que le monde est plus disponible qu'il ne
l'est en réalité.
[Haut
de la page]
|